Les réglementations scolaires interdisent encore certains vêtements selon le genre, tandis que des enseignes internationales proposent désormais des collections sans distinction genrée. Cette coexistence de normes strictes et d’innovations vestimentaires révèle une évolution contrastée des codes sociaux liés à l’habillement.
Des créateurs majeurs, jadis attachés à des lignes strictement masculines ou féminines, bousculent aujourd’hui les repères et intègrent des pièces hybrides dans leurs défilés. Cette mutation soulève des questions inédites sur la place du vêtement dans la construction identitaire et la représentation de soi.
Quand le vêtement façonne notre perception du genre
Porter un vêtement n’a rien d’innocent. Chaque pièce s’inscrit dans une histoire longue, où la différenciation sociale et la notion de genre s’entremêlent sans cesse. Depuis l’époque des Lumières, la façon de s’habiller s’est imposée comme un véritable langage, codifiant le rapport entre hommes et femmes, mais aussi entre les différents groupes de la société.
Des sociologues comme Pierre Bourdieu ont montré à quel point le vêtement classe, sépare et consolide les hiérarchies. Georg Simmel, quant à lui, analyse la tension entre la volonté de se distinguer et celle d’appartenir à un groupe. Aujourd’hui encore, l’uniforme scolaire, la jupe, le costume ou le hijab agissent en véritables marqueurs, révélant le genre et l’identité.
La mode, loin d’être neutre, s’amuse parfois à bousculer ces repères. Christine Bard rappelle que le pantalon, longtemps réservé aux hommes, punissait celles qui osaient le porter. Au fil du temps, la frontière entre masculin et féminin n’a cessé de se déplacer, au gré des usages et des revendications. Les créateurs, inspirés notamment par les travaux de Damien Delille, explorent sans relâche les limites de la norme sociale.
Voici quelques facettes majeures de ce phénomène :
- Le vêtement reflète la manière dont le pouvoir s’exerce et se manifeste.
- L’expression du genre oscille entre soumission aux codes et désir de les dépasser.
- La mode invente sans cesse de nouvelles façons d’habiter son corps et de s’affirmer dans la société.
Les stéréotypes vestimentaires : héritages, limites et remises en question
Les stéréotypes qui collent à la peau des vêtements ne datent pas d’hier. Dès l’enfance, une couleur, une coupe, une matière suffisent à assigner garçons et filles à des rôles distincts. Le vêtement façonne alors le regard porté sur le genre et imprime l’appartenance à un groupe. Bleu pour les uns, rose pour les autres : cette partition résiste, malgré tous les discours sur l’inclusivité.
Les mouvements féministes et LGBTQ+ ont depuis longtemps semé le doute dans ces assignations. Les nouvelles pratiques, nourries par les études de genre et l’intersectionnalité, montrent bien que la jupe ou le costume ne sont plus le monopole d’un sexe ou d’une classe. Billie Eilish ou Harry Styles, par exemple, n’hésitent plus à brouiller la frontière, s’appropriant des codes et les détournant. Damien Delille insiste : le vêtement, loin d’être un simple signe, se transforme en outil de libération ou d’opposition.
La fast fashion, tout en recyclant les vieux stéréotypes, lance aussi des collections androgynes ou genderfluid, cherchant à répondre à une demande d’inclusivité. Pour autant, la réalité est plus complexe. Le contexte social, la crainte du jugement ou la pression collective continuent de peser sur les choix vestimentaires. Les stéréotypes, même ébranlés, ne disparaissent pas d’un claquement de doigts. Les normes évoluent, portées par les luttes sociales et la volonté d’une mode ouverte à tous, mais le chemin reste long.
Peut-on vraiment parler de mode unisexe aujourd’hui ?
La mode gender-neutral fait beaucoup parler d’elle, mais la réalité n’est pas si tranchée. Si le terme s’affiche dans les discours des créateurs et des grandes marques, la réalité des rayons et des défilés reste largement structurée par la distinction homme/femme. Certes, Selfridges à Londres a tenté l’expérience d’un espace de vente sans aucune séparation de genre. Gucci et Balenciaga ont lancé des collections gender-fluid. Adidas aussi multiplie les collaborations pour proposer des lignes plus inclusives. Pourtant, ces initiatives restent limitées à l’échelle de l’ensemble du secteur.
Sur les réseaux, la jeune génération s’empare du sujet. Sur TikTok ou Instagram, des communautés inventent des styles sans étiquette, partagent des looks, racontent leurs essais. Des plateformes comme Depop ou certains labels indépendants, tels que No Sesso ou TomboyX, défendent l’idée d’une mode affranchie des assignations de genre. Inclusivité et diversité deviennent les maîtres-mots.
Mais la mode unisexe, telle qu’elle existe aujourd’hui, pose question. Beaucoup de collections dites “neutres” se résument à des coupes amples, des couleurs sages, une neutralité qui gomme les signes du masculin comme du féminin. Cette apparence d’ouverture relève parfois plus du compromis marketing que d’une réelle remise en cause des codes. Si la présentation évolue, la catégorisation binaire demeure, même chez les acteurs les plus progressistes.
Quelques tendances se dessinent dans ce nouveau paysage :
- Les collections sans genre oscillent entre argument commercial et engagement sincère.
- La représentation des minorités progresse sur les podiums, mais le changement est plus lent dans la vie quotidienne.
- Les plateformes numériques accélèrent le renouvellement des pratiques et facilitent l’expérimentation vestimentaire.
La mode gender-neutral ouvre un espace d’expérimentation qui révèle autant de tensions que d’élans nouveaux, entre innovation, attentes sociales et stratégies de marque.
Des exemples concrets qui bousculent la frontière dans la mode contemporaine
Le paysage actuel regorge d’initiatives et de personnalités qui remettent en cause la notion de vêtement de genre. Harry Styles, photographié en robe Gucci pour la couverture de Vogue, cristallise ce bouleversement. Il rejoint une longue lignée de figures comme David Bowie, Marlene Dietrich ou Greta Garbo, qui, dès le début du XXe siècle, utilisaient leur apparence pour questionner la norme.
Sur le tapis rouge, Timothée Chalamet, ASAP Rocky ou Machine Gun Kelly réinventent les codes : jupe, vernis à ongles, perles… tout est permis, à condition d’assumer le regard des autres. Les podiums suivent le mouvement. Harris Reed et Charles Jeffrey travaillent des silhouettes hybrides, loin des modèles figés. Ludovic de Saint Sernin explore la transparence et la fluidité, brouillant à son tour les frontières entre masculin et féminin. Jean-Paul Gaultier avait déjà ouvert la voie avec la jupe pour homme dans les années 1980. Plus récemment, Pierre Davis, première femme trans à défiler à la Fashion Week de New York, affirme une nouvelle narration sur la scène internationale.
Dans la rue, la tendance se confirme. Le boyfriend jeans, le power dressing ou le smoking porté par des femmes témoignent de l’appropriation de codes réputés masculins. À l’inverse, la mini-jupe ou le maquillage ne sont plus réservés à un seul genre. Jour après jour, la mode, par ses usages et ses détournements, redessine la carte mouvante du genre et invente de nouvelles manières de s’exprimer, en toute liberté.


